Sunday, March 12, 2006

Pédé !

La première fois que ça m’a fait du mal j’avais neuf ans.
Je m’étais bien fait frapper une fois ou deux dans la cour de récréation parce que je sautais à la corde, que j’avais un parapluie avec des oursons imprimés ou que je gardais mes collants de laines sous mon short au cour de gymnastique, mais à l’époque je n’avais pas lié les choses entre elles. Je prenais cette violence pour de la jalousie. Sans doute parce que j’arrivais à aborder les filles, à faire partie de leur groupe, alors que les autres garçons ramassaient des claques quand ils jouaient à Bise ou Baffe avec elles, en les pourchassant comme des chiens fous entre deux parties de mini-foot. Moi, ça me paraissait normal d’aller à leur rencontre, parce que mon univers de petit garçon était rempli d’un grand nombre de choses qui remplissaient le leur. On avait des points communs et j’avais envie de les partager. Pour les garçons, tout n’était que football, autocollants Pannini à échanger ( Ah, cette marque ! ) et nouvelles baskets « à scratch » pour courir plus vite. Courir après quoi, d’abord ? J’avais neuf ans donc, quand j’ai compris que j’étais différent. Pas parce que je sentais la différence, mais plutôt parce qu’on m’a mis devant. D’un seul mot. Il s’appelait Lionel. Je pourrais même vous donner son nom de famille, mais ça ne servirait à rien, si ce n’est peut-être lui donner du crédit -ce que je ne souhaite pas. On est souvent étonné de la capacité qua notre mémoire d’effacer les passages douloureux de notre existence. Pourtant le visage de Lionel, ce soir là, dans le chalet suisse de la station de ski où je passais des vacances, n’a jamais quitté ma pensée. Il est fixé comme une cicatrice. Celle d’un coup de cutter dans la joue, qu’on vous vous aurait fait sans que vous ne voyez rien venir.
La journée sur les pistes avait été animée par les cris de joies et de frousse, on avait dîné dans le grand réfectoire aux vitres embuées par la condensation de la neige qui s’évaporait de nos vestes, puis on s’était retrouvé dans les chambres vers huit heures du soir pour nous préparer à une boum que les animateurs organisaient pour notre départ. J’avais d’ailleurs eu très peur de ne pas pouvoir y participer, parce qu’on avait demandé le silence pendant le repas et que j’avais éclaté de rire bruyamment en réponse aux pitreries d’un de mes professeurs. On m’avait sanctionné, et j’avais du m’expliquer en lui demandant de s’amender, sans quoi je restais seul dans le chalet pendant que les autres s’amuseraient toute la soirée. Aujourd’hui, avec le recul, je me rends compte de la stupidité de cette punition impossible. Aucun organisateur n’aurait jamais laissé un enfant de 9 ans seul dans un chalet en pleine montagne enneigée… Mais qu’importe, j’étais excusé et je sortais de la douche. J’avais enfilé ma tenue de fête, un pantalon droit et une chemise chiffonnés d’être restés toute la durée du séjour dans mon sac à dos. Le dortoir était en effervescence. Tous les garçons de mon étage passaient devant le miroir de la minuscule salle de bain pour vérifier à quoi ils ressemblaient.
Les cheveux encore humides de gel, je discutais avec Nicolas de la fille qui allait m’accompagner. Une fille d’un autre groupe scolaire que j’avais rencontré au réfectoire et que je trouvais très jolie. D’elle, je ne me souviens pas du prénom. Comme quoi les choses étaient peut-être probablement déjà inscrites en effet, mais allait-il être nécessaire de me les présenter avec la violence dont Lionel ferait preuve quelques instants plus tard ? Je discutais donc avec Nicolas, observant Lionel coiffer les mèches arrières de ses cheveux blonds, quand nous arrivâmes à hauteur du miroir. Il était en train d’expliquer à l’un de ses comparses l’importance de vérifier que l’arrière de la tête soit aussi présentable que l’avant. Une consigne que sa maman lui avait certainement donnée, sans savoir qu’il deviendrait un jour le jeune homme arrogant de cette jeunesse dorée insupportable qui exige une voiture neuve à dix-huit ans, dont l’aspect fait la personnalité, dont la prétention n’a d’égal que l’épaisseur du compte en banque des parents, et dont le geste qui sauve est de remettre constamment ces mèches blondes en place pour se donner un peu de consistance. Je lui demandai s’il pouvait me prêter son peigne, car je n’avais pas vérifié ma coiffure avec autant d’attention que lui. Il se tourna vers moi et son unique réponse fût « Pédé ! ». Un « pédé » lent, prononcé calmement. Il avait avancé son visage, comme quelqu’un qui souhaite qu’on comprenne bien ses propos. Surpris par tant de limpidité, je souris, puis demandai à nouveau s’il voulait bien me passer son peigne, c’était juste pour un moment. Je le lui rendrais tout de suite après. Mais alors que je formulais ma phrase, il me coupa. « Non ! Pédé.», ses yeux cette fois rivés dans les miens. Je ne riais plus. Je me prenais en pleine figure la haine féroce des homosexuels d’un garçon de neuf ans, sans comprendre. Coup d’œil à Nicolas aussi surpris que moi. « Attends, j’ai une brosse, je te la passe ». J’aurais du lui casser la gueule. Lui sauter dessus, le mordre, me rebeller. J’aurais du griffer son visage pour le marquer de sa bêtise. Le frapper de toutes mes forces. Donner des coups de pieds. J’aurais du engager une bagarre générale dans le dortoir. Après tout on m’avait déjà interdit l’accès à la soirée une première fois. Cette fois, il y aurait une raison valable. J’aurais du cracher, tirer ses cheveux comme n’importe quel autre garçon l’aurait fait à ma place. J’aurais du m’exprimer par les gestes même si je n’avais aucune force et qu’il m’aurait battu à plates coutures. J’aurais du, mais je me suis retourné et suis parti me brosser les cheveux dans la partie du dortoir où se trouvait mon lit, accompagné de Nicolas. J’ai oublié ce que Lionel m’avait dit et j’ai passé une très bonne soirée d’enfant avec cette fille que j’imaginais devenir un jour ma « vraie » petite amie. Nous sommes rentrés de Suisse l’un à côté de l’autre, le lendemain, alors que les places dans les bus du retour étaient désignées par les professeurs. Ça avait été notre défi et j’avais réussi à grimper dans son bus, juste avant qu’il ne démarre. Encore une fois, avec le recul je me rends compte de l’absurdité de mon acte, me demandant comment réagirait un enseignant responsable qui ne me trouverait pas à ma place dans le bus aujourd’hui.
Je n’ai jamais fait mention des propos de Lionel à mes parents car j’apparentais sa méchanceté à un manque d’éducation. Ce n’était qu’un garçon mal élevé qui m’avait sûrement dit des choses grossières pour se donner un genre devant ses amis. Et puis pédé était une insulte dont il ne connaissait certainement pas le sens réel. Du moins je le croyais.
Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Ça ne m’intéresse pas. Mais par la force des choses, il tient une place dans ma vie -je devrais plutôt dire une tâche. Celle du premier à m’avoir fait prendre conscience de ce que j’allais être : un sale pédé. Aimé ou détesté, séduisant ou minable, brillant ou dégoûtant, mais un sale pédé. Que certains regarderaient avec les yeux de la pitié et d’autres avec ceux de l’amour. Dois-je l’en remercier ? Lui en être reconnaissant ? Je ne pense pas. C’est juste un état de fait. C’est lui comme ç’aurait pu être n’importe qui d’autre. Les gens occupent des espaces de notre existence sans le savoir.

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